Liberté et
Résistance
Au sujet de la relation
entre César et Dieu il y a la fameuse parole de
Jésus qui est devenue une locution proverbiale, du
moins pour la première partie de la phrase:
" Rendez
à César ce qui est à
César...." ( rendez
à chacun son dû).
Nous retrouvons ce texte
dans un épisode que nous rapportent les
évangiles synoptiques: Marc 12. 13 à 17,
Matthieu 22 . 15 à 22 et Luc 20. 19 à 26
.
"
Les maîtres de la loi et les chefs des
prêtres cherchèrent à
mettre la main sur Jésus à
l'heure même, mais ils craignirent le
peuple. Ils avaient compris que
c'était pour eux que Jésus
avait dit cette parabole.
Ils
se mirent à observer Jésus; et
ils envoyèrent des gens qui feignaient
d'être justes, pour lui tendre des
pièges et saisir de lui quelque
parole, afin de le livrer au magistrat et
à l'autorité du
gouverneur.
Ces
gens lui posèrent cette question:
Maître, nous savons que tu parles et
enseignes droitement, et que tu ne regardes
pas à l'apparence, mais que tu
enseignes la voie de Dieu selon la
vérité.
Nous
est-il permis, ou non, de payer le tribut
à
César?
Jésus,
apercevant leur ruse, leur répondit:
Montrez-moi un
denier.
De
qui porte-t-il l'effigie et l'inscription? De
César,
répondirent-ils.
Alors
il leur dit: Rendez donc à
César ce qui est à
César, et à Dieu ce qui est
à
Dieu.
Ils
ne purent rien reprendre dans ses paroles
devant le peuple; mais, étonnés
de sa réponse, ils gardèrent le
silence."
|
Nous voilà,
n'est-ce pas, en plein dans le politique,
au coeur du domaine " politique, là où la
position "civique" adoptée met en jeu la vie ou la
mort. Jésus y est en plein milieu. Il est
déjà un condamné à mort, il
le sait bien. Les chefs d'Israël ont
décidé son arrestation et la question
qu'ils lui font poser par leurs émissaires n'a pas
d'autre but que d'étoffer le dossier de son
inculpation. la réponse de Jésus ne
sera donc pas une prédication sur les " relations
de l'État et de l'Église" ( vieux
thème de spéculations théologiques!)
mais, avant tout l'art, plein de sagesse inspirée,
de déjouer un traquenard.
"Le piège est
fort habile; répondre non, c'est risquer la
dénonciation, auprès des autorités
romaines, comme partisan de la thèse des
zélotes pour qui le refus de l'impôt est un
devoir religieux, ( voir Luc 23.2 )....En revanche, si
Jésus avait répondu oui, on aurait eu beau
jeu de le faire passer pour "collaborateur" et lui
attirer ainsi la colère du peuple qui
haïssait ce tribut, signe de sa servitude
politique....mais Jésus retourne le piège
contre ses auteurs." ( L'Eplattenier, évangile de
Luc, page 226 ).
Comment fait-il pour
déjouer ce piège ? Je suivrai ici
Eugène Drewermann, qui selon son habitude,
s'attache à montrer la pleine humanité du
jeune prophète juif, "à quel point " (dans
son civisme !) " Jésus apparaît chaleureux,
proche, attachant" ( page 305 et suivantes de son
commentaire de Marc:" La parole et l'angoisse"..) "Au
piège mortel qu'on lui tend, il répond avec
une ironie brillante:" apportez-moi un denier, que
je le voie": un denier, une piécette de
quelques francs, mais romaine. N'en aurait-il jamais
vu ? Si, bien sur ! Et il sait donc qu'on y lit à
coup sûr l'inscription: " Tibère
César, fils auguste du divin Auguste"; expression
blasphématoire aux yeux des juifs, puisqu'elle
symbolise le pouvoir de l'empereur et le culte divin
qu'on lui rend. " On lui tendit alors un denier".
Bien que pharisiens et hérodiens ne l'aient pas
encore compris, ils sont en train de donner
eux-même la réponse à leur question:
car cette monnaie, au sujet de laquelle ils font tant
d'histoire, ils en possèdent !"
Ils en possèdent
!! Les voilà, eux pris au piège. Les
deniers de César qu'ils manipulent et dont ils
profitent, eux les détenteurs du pouvoir
établi, sont la preuve irréfutable qu'ils
sont les serviteurs, les valets de l'Empereur
étranger. Ah ! malgré toutes vos
explications théologiques, vous trouvez normal de
tirer profit de votre collaboration avec l'idole
exécrable et de vos silences complaisants; eh bien
! Si César vous réclame de lui payer son
impôt, cet argent qui lui appartient, quoi de plus
normal que de lui payer son dû, de lui rendre ce
qui est à lui et de lui restituer ces
pièces fabriquées à son effigie ! Si
vous appartenez à César "
rendez donc
à César ce qui est à
César", remboursez
!
Mais lui, Jésus,
ne possède pas de tels deniers: la petite caisse
commune de sa communauté ( d'ailleurs tenue par
Judas le traître, selon Jean 13.29 ) se contente
des pièces de cuivre utilisées pour l'usage
banal des achats quotidiens. Est-il faux de dire que
Jésus n'a rien à faire avec César,
qu'il ne lui " appartient" nullement et qu'il ne peut
subir son joug démoniaque, jusqu'à en
mourir supplicié ?
Ne soulignons pas ici sa
divinité, soulignons plutôt sa merveilleuse
humanité de rabbi juif totalement engagé,
parla foi, dans le débat politico-religieux de son
temps." Dans sa réponse, Jésus fait preuve
d'une incroyable mesure de liberté
intérieure et d'indépendance, face à
des gens incapables de réfléchir à
Dieu autrement qu'en termes d'administration, de pouvoir
ou d'opportunisme politique: Ils sont entièrement
déterminés par la tradition, le consensus
du groupe ou la rigidité dogmatique." ( page 305 -
311 " la Parole et l'angoisse").
Oui, Jésus est
libre et indépendant, en position permanente de
résistance à toutes les séductions
du pouvoir et de l'argent comme à toutes les
intimidations des violents, romains ou juifs. Son civisme
à lui est cette souveraine liberté de dire
ce qu'il a à dire, aussi bien aux gens " hauts
placés" qu'aux petites gens. Même à
la table du pharisien qui l'a invité, il se permet
de donner à son hôte une leçon de
civilité en même temps qu'un grand
enseignement sur le pardon ( Luc 7. 36 à50
).
Car son mode d'action
civique, au service de son peuple, c'est sa parole, c'est
le témoignage, c'est l'enseignement et la
prophétie: armes "spirituelles", je veux dire"
armes données par le Saint esprit". Et son
inspiration, c'est l'amour avec cette "option
préférentielle pour les pauvres, les
petits,les étrangers,les exclus, les femmes et les
enfants. Rien n'exprime mieux un tel civisme
que ces promesses solennelles qu'on a l'habitude
d'appeler les " Béatitudes". Je citerai la version
qu'en donne Luc: 6. 20 à26 .
"Alors
Jésus, levant les yeux sur ses
disciples, dit:
Heureux
vous qui êtes pauvres, car le royaume
de Dieu est à vous!
Heureux
vous qui avez faim maintenant, car vous serez
rassasiés!
Heureux
vous qui pleurez maintenant, car vous serez
dans la joie!
Heureux
serez-vous, lorsque les hommes vous
haïront, lorsqu'on vous chassera, vous
outragera, et qu'on rejettera votre nom comme
infâme, à cause du Fils de
l'homme!
Réjouissez-vous
en ce jour-là et tressaillez
d'allégresse, parce que votre
récompense sera grande dans le ciel;
car c'est ainsi que leurs pères
traitaient les prophètes.
Mais,
malheur à vous, riches, car vous avez
votre consolation!
Malheur
à vous qui êtes
rassasiés, car vous aurez
faim!
Malheur
à vous qui riez maintenant, car vous
serez dans le deuil et dans les
larmes!
Malheur,
lorsque tous les hommes diront du bien de
vous, car c'est ainsi qu'agissaient leurs
pères à l'égard des faux
prophètes!"
|
Après des
paroles aussi subversives et provocantes comment
pourrait-on dire de Jésus qu'il est un non violent
mou, passif, désengagé et
résigné ?
En
réalité, oui , Jésus de Nazareth a
voulu être et a été totalement un
non-violent radical, à la fois par amour pour ses
ennemis et pour son Dieu. A celui-ci il laissait
l'activité de punir les méchants et de
réprimer le mal (=l'oeuvre de "colère"
selon le sens théologique de ce mot dans la
bible). Quant à lui il se bornait à
annoncer les " jours de la colère" et à
proclamer le jugement mérité par les
adversaires de Dieu, par exemple dans la longue
série des "Malheur sur vous scribes et pharisiens
hypocrites....." ( Matthieu 23 et 24 ). Mais il
s'interdisait toute violence à l'égard des
hommes quels qu'ils soient ( par exemple Luc 9. 51
à 56 ). Car c'est sur lui même,
volontairement, qu'il a pris et porté sur la croix
toute la violence humaine à l'oeuvre dans le
monde: le "bouc émissaire" innocent dont parle si
fortement le philosophe René Girard (" Celui par
qui le scandale arrive" éditions D.D.B.
)
Dans son
acceptation de la croix, Jésus a mis le comble
à son civisme d'amour et à sa non-violence
radicale:
" Père,
pardonne leur car ils ne savent pas ce qu'ils font"
( Luc 23.34
)